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AMADOU TRAORÉ,
BERGER DE LA RUCHE Á LIVRES

«Le livre, qu'il soit scolaire, technique, scientifique ou littéraire, peut et doit être considéré comme un facteur clé de développement. C'est dire qu'il faut considérer le livre comme un secteur prioritaire au même titre que la santé et l'éducation, et créer toutes les conditions de son développement».
Amadou Traoré, écrivain, éditeur et libraire, Bamako, Mali.

Bamako, village interminable lentement traversé par le fleuve Niger. Ville poussière aux larges rues d'ocres et de latérites. Ville basse sous un couvercle d'azur pâle. Quartier Ouolofobougou Bolibana. A une demi-heure de marche du vieux centre colonial -mais Bamako a-t-il encore un centre? Une vaste maison et sa cour, entourée d'arbustes. Rien de spécial, l'air un peu plus solide que beaucoup d'autres. Pourtant, si, voyons: le mur de façade sur la rue porte une inscription inattendue: "La ruche à Livres - Librairie Traoré".

L'européen qui s'est volontairement égaré dans la capitale malienne depuis quelques temps, a vite fait de recenser les activités commerciales qui l'animent nuit et jour. Les grands marchés offrent aux chalands tout ce qu'il lui est possible et même impossible d'imaginer acquérir. Le destockage massif de l'industrie occidentale côtoie les arrivages de denrées qui ignorent leurs dates limites de vente. Dans ce grand bazar, on peut trouver des empilements de livres et de magazines qui défient la pesanteur. Qui ne cherche pas, trouve. Les marchands ambulants distribuent aux amateurs cassettes, montres "de luxe", gâteaux fait maison, fruits divers, etc. Dans tous les quartiers, chaque rue possède ses épiceries. L'une est une boutique plus ou moins délabrée où le patron vous attends assis dehors, en faisant du thé, en écoutant sa radio ou bien en regardant sa télé; l'autre est une grande caisse en bois installée dans un coin, genre meuble de colporteur. On y vend tout à l'unité: cigarettes, bougies, sachets Lipton, paquets de kleenex...On verra encore, au gré de multiples errances, des garages genre foire à la ferraille, des pharmacies comme des épiceries (cachet au détail), des "studios de photographie", et des baraques multicolores de " coiffeurs américains"...On ne verra pas de librairie. Et pour cause: y'en a pas, y'en a plus!...Sauf la Ruche à Livres, version fixe à l'aéroport et dans cette maison de Bolibana, comme une oasis dans le désert; version mobile dans la Librairie-Bus qui sillonne les pistes de Koulikoro, de Sikasso, de Mopti et de Ségou. Et c'est là toute l'histoire d'Amadou Traoré, ancêtre fondateur du monde des lettres imprimées à l'usage des petits et des grands maliens.

Á 70 ans, Amadou Traoré est un personnage hors du commun, un Don Quichotte du savoir, qui n'est pas prêt d'abandonner le combat contre l'analphabétisme et l'ignorance. «J'ai 50 ans de vie politique, dit-il sans détour, je mes suis occupé d'enseignement, d'édition, de cinéma, etc. Et maintenant je me branche sur Internet: ça c'est l'avenir, et moi, l'avenir, je suis pressé d'y aller!»

Cette dernière phrase résume sa vie: au Mali, Amadou Traoré a tout fait avant tout le monde, et l'a parfois payé très cher. Jeune enseignant, il se déclare en faveur de l'indépendance: le gouvernement de la semi-autonomie - à l’époque de la loi-cadre Defferre - le congédie. «Qu'est-ce qu'un enseignant au chômage peut bien faire?»demande-t-il avec malice...«S'occuper de matériel scolaire!». Il crée donc la petite Librairie de l'Étoile Noire, dans la maison qu'il occupe encore aujourd'hui. Au moment de l'indépendance, fidèle à ses convictions, il offre à l'état Malien sa librairie, ses fonds, et sa Deux-Chevaux. Modibo Kéïta, président de la jeune république, lui demande de faire aussi don de sa personne pour continuer son oeuvre; en outre il lui confie l'imprimerie officielle du gouvernement. Amadou Traoré crée donc les "Librairies Populaires du Mali", qui atteindront le nombre de 30 magasins à travers le pays, et puis , en 1965, "Les Éditions Populaires du Mali", toutes premières éditions maliennes, qui proposent plus de 90 titres par an. La réussite intellectuelle et financière est complète pour Amadou Traoré. Le gouvernement le charge en outre de la question du cinéma, et il produit des films de fictions et des actualités. Il contribue à la formation d'auteurs qui deviendront fameux, tel Souleymane Cissé.

Mais, vint le coup d'état de 1968. Il est arrêté sans inculpation, ses librairies et imprimeries sont confisquées, il part au bagne de Kidal, sans aucun interrogatoire, sans aucun jugement. Il y restera 10 années. Un jour, le même régime décidera de le libérer, sans autre explication.

Il n'a pas un sous en poche, mais veut racheter sa propre maison d'édition, qui est en faillite. Les ouvriers du livre, qui lui sont restés fidèles, exigent du gouvernement que la Société d’Etat lui soit vendue à crédit. L'actuel président malien, Alpha Oumar Konaré, alors responsable de la mutuelle des enseignants, lui apporte son aide. "La Librairie Nouvelle" est créée, qui est aussi un éditeur. En 1987 ses enfants, reprenant l'affaire - alors dénomée L'Étoile Noire - , lui donnent le nom de Librairie Traoré, malgré les protestations de modestie de leur père. Mais Amadou n'est pas un homme de retraite; il se forme aux nouvelles techniques de l'édition, s'équipe en informatique, et, reprenant la main, ouvre bientôt "La Ruche à Livres", et décide la mise en route, ou plus exactement la mise en piste, d'une "Librairie-Bus", camionnette du savoir à domicile. «J'ai appelé ma librairie La Ruche à Livre, car je veux proposer les livres les plus succulents, qu'ils soient écrits en français ou en langues nationales». Le combat d'amadou Traoré pour l'instruction et la création en langues nationales n'est pas la moindre de ses priorité!

L'éditeur-libraire nous entraîne dans sa librairie: une petite pièce avec toutes sortes de livres classés sous de grandes pancartes: "scolaire", "universitaire", "politique" ...et soigneusement enveloppés dans des sacs en plastique: Bamako, ville poussière, ville aux vents de sable, ville aux porte du désert! Il saisit les livres, montre celui qu'il a écrit, s'enthousiasme, et puis reconnaît tristement que le niveau baisse, qu'il est inquiet pour son pays. Comment ne pas être inquiet? moins de 13% des filles vont à l'école; 26% des enfants de moins de 15 ans sont déjà des travailleurs! «Il y a des jeunes ici qui ne posséderont jamais un seul livre de leur vie...».

Amadou Traoré, nous montre ensuite son matériel informatique, lui aussi sous plastique! «Actuellement je fais beaucoup de travaux d'édition, par exemple pour les journaux maliens de toutes tendances; je ne suis pas forcément d'accord avec leur contenu, mais il faut aider toutes les opinions à s'exprimer», dit-il avec un esprit très voltairien. Sa jeunesse est intacte: «J'ai une résistance physique qui me permet de tenir la route!>> - et cette route là est maintenant une inforoute. «Internet, pour moi, est venu naturellement, je suis très curieux, je me suis abonné à des revues d'informatique, et j'ai demandé à mon neveu, infographiste à Malinet (fournisseur malien d'accès au Net), de m'ouvrir une adresse électronique. Je voudrais être présent sur Internet pour recevoir et pour donner des informations sur la librairie, l'édition, la littérature. Je voudrais attirer l'attention sur le Mali, et aussi partager mon expérience avec des jeunes, entrer dans des forums de discussion...».

L'énergie de "tonton" Traoré, comme on l'appelle respectueusement, est inépuisable. Sa philosophie s'exprime ainsi: «Le développement, c'est d'abord le développement humain, et, au bout du compte, c'est encore le développement humain. Une culture nationale très riche qui use de la plus haute technologie: voilà la meilleure façon de réaliser une symbiose productive qui pourra propulser un peuple vers le progrès.»

Une foi en la connaissance, la communication, un désir d'éveiller les hommes, une lucidité et une volonté qui feraient bien d'inspirer la plupart des dirigeants africains.

Le miel de La Ruche à Livres est celui de la compréhension et de la fraternité; Il peut traverser tous les déserts.

CHRISTIAN LAVIGNE, Bamako, Décembre 1997 - Paris, Février 1998