AMADOU TRAORÉ, Amadou Traoré, écrivain, éditeur et libraire, Bamako, Mali.
Bamako, village interminable lentement traversé par le fleuve Niger. Ville poussière aux larges rues d'ocres et de latérites. Ville basse sous un couvercle d'azur pâle. Quartier Ouolofobougou Bolibana. A une demi-heure de marche du vieux centre colonial -mais Bamako a-t-il encore un centre? Une vaste maison et sa cour, entourée d'arbustes. Rien de spécial, l'air un peu plus solide que beaucoup d'autres. Pourtant, si, voyons: le mur de façade sur la rue porte une inscription inattendue: "La ruche à Livres - Librairie Traoré".
L'européen qui s'est volontairement égaré dans la capitale malienne depuis quelques temps, a vite fait de recenser les activités commerciales qui l'animent nuit et jour. Les grands marchés offrent aux chalands tout ce qu'il lui est possible et même impossible d'imaginer acquérir. Le destockage massif de l'industrie occidentale côtoie les arrivages de denrées qui ignorent leurs dates limites de vente. Dans ce grand bazar, on peut trouver des empilements de livres et de magazines qui défient la pesanteur. Qui ne cherche pas, trouve. Les marchands ambulants distribuent aux amateurs cassettes, montres "de luxe", gâteaux fait maison, fruits divers, etc. Dans tous les quartiers, chaque rue possède ses épiceries. L'une est une boutique plus ou moins délabrée où le patron vous attends assis dehors, en faisant du thé, en écoutant sa radio ou bien en regardant sa télé; l'autre est une grande caisse en bois installée dans un coin, genre meuble de colporteur.
Á 70 ans, Amadou Traoré est un personnage hors du commun, un Don Quichotte du savoir, qui n'est pas prêt d'abandonner le combat contre l'analphabétisme et l'ignorance. «J'ai 50 ans de vie politique, dit-il sans détour, je mes suis occupé d'enseignement, d'édition, de cinéma, etc. Et maintenant je me branche sur Internet: ça c'est l'avenir, et moi, l'avenir, je suis pressé d'y aller!»
Mais, vint le coup d'état de 1968. Il est arrêté sans inculpation, ses librairies et imprimeries sont confisquées, il part au bagne de Kidal, sans aucun interrogatoire, sans aucun jugement. Il y restera 10 années. Un jour, le même régime décidera de le libérer, sans autre explication.
Il n'a pas un sous en poche, mais veut racheter sa propre maison d'édition, qui est en faillite. Les ouvriers du livre, qui lui sont restés fidèles, exigent du gouvernement que la Société d’Etat lui soit vendue à crédit. L'actuel président malien, Alpha Oumar Konaré, alors responsable de la mutuelle des enseignants, lui apporte son aide. "La Librairie Nouvelle" est créée, qui est aussi un éditeur. En 1987 ses enfants, reprenant l'affaire - alors dénomée L'Étoile Noire - , lui donnent le nom de Librairie Traoré, malgré les protestations de modestie de leur père. Mais Amadou n'est pas un homme de retraite; il se forme aux nouvelles techniques de l'édition, s'équipe en informatique, et, reprenant la main, ouvre bientôt "La Ruche à Livres", et décide la mise en route, ou plus exactement la mise en piste, d'une "Librairie-Bus", camionnette du savoir à domicile. «J'ai appelé ma librairie La Ruche à Livre, car je veux proposer les livres les plus succulents, qu'ils soient écrits en français ou en langues nationales». Le combat d'amadou Traoré pour l'instruction et la création en langues nationales n'est pas la moindre de ses priorité!
L'éditeur-libraire nous entraîne dans sa librairie: une petite pièce avec toutes sortes de livres classés sous de grandes pancartes: "scolaire", "universitaire", "politique" ...et soigneusement enveloppés dans des sacs en plastique: Bamako, ville poussière, ville aux vents de sable, ville aux porte du désert! Il saisit les livres, montre celui qu'il a écrit, s'enthousiasme, et puis reconnaît tristement que le niveau baisse, qu'il est inquiet pour son pays. Comment ne pas être inquiet? moins de 13% des filles vont à l'école; 26% des enfants de moins de 15 ans sont déjà des travailleurs! «Il y a des jeunes ici qui ne posséderont jamais un seul livre de leur vie...».
L'énergie de "tonton" Traoré, comme on l'appelle respectueusement, est inépuisable. Sa philosophie s'exprime ainsi: «Le développement, c'est d'abord le développement humain, et, au bout du compte, c'est encore le développement humain. Une culture nationale très riche qui use de la plus haute technologie: voilà la meilleure façon de réaliser une symbiose productive qui pourra propulser un peuple vers le progrès.»
Une foi en la connaissance, la communication, un désir d'éveiller les hommes, une lucidité et une volonté qui feraient bien d'inspirer la plupart des dirigeants africains.
Le miel de La Ruche à Livres est celui de la compréhension et de la fraternité; Il peut traverser tous les déserts.
CHRISTIAN LAVIGNE, Bamako, Décembre 1997 - Paris, Février 1998
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